La Tunisie est le pays où les frontières sont des fleurs, disait Colette. A-t-elle écrit cette phrase après sa visite au Cap Bon ? Toute pousse à le croire. Au Cap Bon les fleurs sont le sujet d’un soin particulier. Les plus vénérées sont les fleurs d’orangers, en fait se sont les fleurs des bigaradiers que les habitants du Cap Bon affectionnent, elles les leur rendent bien. Ces fleurs appelées, zhar, littéralement la chance, sont une véritable chance. Une aubaine en fait : médicale, économique, culinaire et une vraie occupation printanière des femmes.
Si les habitants de la capitale se contentent d’un pot où ils élèvent un basilic, ceux de l’Ariana un rosier ; ici presque chaque demeure plante des bigaradiers à l’intérieur de la maison ou devant les demeures. Le promeneur de la deuxième moitié du mois de mars ne doit pas s’étonner de voir les ménagères juchées sur leurs échelles traquant les dernières fleurs. La fièvre des fleurs d’orangers s’installe au Cap Bon pendant les quatre semaines qui suivent l’entrée du printemps le 20 mars.
Il faut dire que ces fleurs sont en fait l’or blanc du Cap Bon.
La distillation des fleurs d’orangers, apparemment introduite par les Andalous après la chute de Grenade est une activité para-agricole, domestique et industrielle. Elle commence avec le printemps et son produit, l’eau de fleurs d’oranger, accompagne les habitants du Cap Bon toute l’année.
L’art de distiller se transmet de mère en fille. Le dosage, le temps de chauffe, et les gestes séculaires sont hérités. La ville de Béni Khiar, est la capitale de la distillation, son emblème est la fameuse fiasque, la fachka, reconnaissable à son corps bombé et choyée par les futures mariées qui les affublent de différents atours rivalisant d’ingénuité et créativité .
Chaque famille garde jalousement son alambic, de l’arabe al inbiq, qu’on ressort à la mi-mars, on le bichonne, monte et remonte. L’alambic du Cap Bon diffère de celui proposé par les ferblantiers des autres villes. Il est formé d’une très grande marmite (qazan) en cuivre pour les familles aisées, en terre cuite, pour les moins fortunés, on rencontre même des demi tonneaux en tôle récupérés, mais le haut, le mkab, en forme de dôme est toujours en poterie poreuse, le tout muni d’un embout qui s’effile pour se terminer à la taille du goulot de la fiasque, et traverse un énorme pot, mahbes, plein d’eau froide que les femmes renouvellent au gré des réchauffement dans des gestes gracieux et experts.
Le dosage, le temps de cuisson, le refroidissement sont des secrets mignons que les femmes se transmettent de génération en génération.
Le dosage est le même, la wazna, la pesée est toujours de quatre kilogrammes qui donne deux fiasques d’eau de fleurs d’orangers de première catégorie et deux autres de moindre qualité. Le produit le plus recherché sont ces gouttelettes visqueuses qui flottent au-dessus de l’eau distillée au goulot de la fiasque et que l’on récupère précautionneusement par une seringue, l’essence des fleurs d’orangers le fameux « néroli », tant recherché par les parfumeurs et qu’on appelle poétiquement rouh ezhar, l’âme de la chance, en fait l’âme de la distillation.
L’eau des fleurs d’orangers est gardée jalousement dans ces fameuses fashka, dont le prototype générique est engoncé sur un support plastique. Les femmes portent le plus grand soin à leurs fashka, d’habitude couvertes de raphia ou de jonquilles elles leurs tissent des housses en diverses matières, les une plus jolies que les autres en les affublant de jolies atours en dentelles, papiers argentés joliment découpé. La fashka fait partie de la trousse de mariage.
On ne cesse d’insister sur les bienfaits de l’eau des fleurs des bigaradiers. Eau apaisante contre la fièvre, la bronchite et le coup de soleil. Elle entre dans plusieurs préparations pharmaceutiques vernaculaires ou industrielles. Dans l’art culinaire elle est indispensable pour le couscous au poisson, le gâteau et le filet d’eau de fleurs d’orangers est le nec plus ultra pour le café turque.
La distillation industrielle s’est développée dans la région, elle absorbe les deux tiers de la production de fleurs de bigaradiers pour obtenir l’eau essentielle destinée à l’exportation et dont la Tunisie en exporte de 700 à 750 kilos pour les parfumeries de la haute gamme dont la « néroli » est devenu indispensable pour les grands parfumeurs comme Guerlain qui ne rate pas la saison chaque année.
La Tunisie est le 35ème pays exportateur de l’huile essentielle de fleurs d’orangers.
D’autres plantes sont distillées : rosiers, géranium d’Andalousie, atrchia, et des plantes forestières à vertus médicinales qui ont vu le jour avec la production du miel dans le cadre de programmes de développement durable concernant les femmes rurales comme à l’Oued El Abid sur la côte Ouest du Cap Bon.